GOUFFRE NOIR
— Ils crurent que Ben Holiday était devenu fou. Ils le crurent peut-être à divers degrés, mais ils étaient unanimes sur le fond. Questor et Abernathy surtout étaient atterrés et se mirent à parler tous les deux en même temps :
— Vous avez perdu l’esprit, Sire ! explosa le scribe.
— Vous ne pouvez prendre le risque de vous jeter dans les griffes de la sorcière ! gronda l’enchanteur.
— Ben les laissa protester un moment, puis fit asseoir tout le monde et s’expliqua patiemment. Non, dit-il, il n’avait pas perdu la raison, mais au contraire savait très bien ce qu’il faisait. Il était risqué de s’aventurer dans le Gouffre Noir pour rencontrer Nocturna, mais presque tous les autres choix possibles étaient également risqués, et aucun n’offrait de telles possibilités.
Réfléchissez, dit-il encore. La clé qui ouvrait toutes les portes résidait dans la possession de pouvoirs magiques. C’était la magie qui avait donné naissance au royaume et à ceux qui l’avaient tout d’abord peuplé. La perte de cette magie menaçait la vie même de Landover. Qui donc était susceptible de détenir les pouvoirs dont il avait besoin pour redresser la situation ? Qui possédait les pouvoirs qui manquaient aux autres ?
Évidemment, c’était périlleux, comme toute tentative. Nul n’était allé trouver Nocturna depuis de nombreuses années ; nul n’y avait même pensé. Aucun roi de Landover n’avait songé à lui faire prêter serment d’allégeance depuis la mort du vieux roi. Abernathy interrompit Ben en disant que le vieux roi lui-même refusait d’avoir affaire avec elle. Et justement, selon Ben, c’était une raison de plus pour aller la voir. On pouvait lui parler, la persuader, qui sait ? Et si tout le reste échouait, on pouvait toujours la prendre au piège.
Ses compagnons regardèrent Ben avec horreur, mais il répondit d’un simple haussement d’épaules. D’accord, il ne serait pas question de la prendre au piège. Mais elle restait leur meilleure chance. Elle était la magicienne la plus puissante du royaume, Questor l’avait dit au cours de ses leçons. Une partie de ses pouvoirs aiderait Ben à renverser la situation en sa faveur. Il n’avait besoin que de la puissance nécessaire à la résolution de l’un de ses problèmes. Même si Nocturna refusait de livrer sa magie, elle accepterait peut-être d’organiser une rencontre avec les fées, et, pourquoi pas, d’assurer à Ben leur soutien.
Il vit que Salica s’était crispée en entendant parler des fées, et pendant un instant il ne fut plus si sûr de lui. Mais il continua sa plaidoirie. Il avait bien réfléchi et sa solution était la meilleure. Jamais il ne trouverait d’alliée plus puissante que Nocturna.
Ni plus dangereuse, ajouta Questor. Mais il n’y avait rien à faire, la question était tranchée et le voyage vers le Gouffre Noir était sur le point de commencer. Ceux qui ne voulaient pas y aller pouvaient rester en arrière. Ben comprendrait.
Personne ne se désista, mais il y eut beaucoup de regards mal à l’aise.
Il était midi, et ils prirent la route du Sud. Jusqu’au soir, ils marchèrent dans les collines. Le temps restait mauvais, les nuages s’amassaient, la menace de pluie se faisait plus précise. La brume devint brouillard à la nuit tombée, et quelques gouttes s’écrasèrent sur le sol. Les voyageurs s’arrêtèrent pour bivouaquer à l’abri de rochers que surplombaient une ligne de crête et un bois de frênes. L’obscurité et l’humidité les encerclèrent bientôt tandis qu’ils se blottissaient les uns contre les autres en dînant de quelques Bonnie Blues, de racines déterrées par Navet et d’un peu d’eau de source. L’air devint glacial, et Ben regretta soudain son bon vieux whisky.
Le dîner fut vite achevé, et ils se mirent à organiser le coucher. Ils étaient dépourvus de literie ayant tout perdu au cours de leur évasion de chez les trolls. Questor proposa ses services magique ? et cette fois-ci, Ben accepta. Les kobolds semblaient pouvoir résister, mais les autres risquaient la pneumonie s’ils ne se protégeaient pas du froid. Et d’ailleurs, Questor avait bien prouvé qu’il maîtrisait mieux ses pouvoirs.
Hélas, il ne renouvela pas ses exploits. Dans un nuage de fumée et quelques étincelles apparurent des dizaines d’essuie-mains à fleurs. Questor marmonna quelque chose à propos du mauvais temps, puis recommença. Cette fois, il produisit des sacs de bure. Ce fut au tour d’Abernathy de s’impatienter, et les esprits s’échauffaient plus vite que les corps. Au troisième essai, l’enchanteur fit apparaître une tente à rayures colorées, garnie de coussins et de tables de toilette. Ben décida que cela ferait l’affaire.
Ils s’installèrent et s’endormirent les uns après les autres. Abernathy montait la garde tout en dormant, le museau pointé au-dehors de la tente, pas entièrement convaincu que les trolls avaient abandonné la poursuite.
Seul Ben resta éveillé. Allongé dans le noir il écoutait le bruit de la pluie qui tambourinait sur la toile. Il était assailli de doutes qu’il avait jusque-là ignorés. Il sentait que le temps lui échappait inexorablement. Plus tôt qu’il ne le voudrait, la Marque d’Acier ou un autre démon contre lequel il ne pourrait pas se défendre viendrait lui régler son compte. À ce moment-là, Ben serait bien obligé d’utiliser le médaillon pour se sauver, même s’il avait juré de ne pas s’en servir. En effet, il n’avait guère d’autre choix. Que ferait-il si sa vie était réellement menacée ? Des monstres qui pouvaient le tuer d’une simple pensée, il y en avait beaucoup, et Nocturna était de ceux-là.
Il se força à penser à la sorcière. Jusque-là, il ne se l’était pas permis, car cela valait mieux. Il savait qu’il devait aller la trouver, et il ne servait à rien de se dire qu’elle était dangereuse. Elle terrifiait ses compagnons, ce que personne, sauf la Marque d’Acier, n’avait réussi à faire. Il avait vu un peu grand une nouvelle fois. Il les mettait peut-être dans une situation plus périlleuse que lorsqu’ils étaient allés chez les trolls de roche. Il se mordit la lèvre pensivement. Il ne pouvait pas leur faire prendre un risque pareil. Il n’y aurait personne pour venir les délivrer, cette fois. Il devait être plus prudent et protéger ses amis.
Sa respiration se fit plus régulière, ses yeux se fermèrent. Si seulement Salica n’avait pas dû tout abandonner pour le rejoindre ! Elle aurait dû se montrer moins impulsive. À cause de cela, il se sentait responsable d’elle, et il ne le voulait pas. Quant à elle, elle ne demandait que cela, évidemment. Elle avait du monde une conception puérile : leur sort prédit par des plantes entrelacées autour d’un lit conjugal, leurs vies réunies parce qu’ils s’étaient rencontrés par hasard au cours d’un bain de minuit… Elle attendait de lui quelque chose qu’il n’était pas prêt à donner.
Il laissa vagabonder ses pensées et son obstination céda lentement. Ce n’était peut-être pas elle qui avait tort, mais lui. Il n’avait pas ce qu’elle lui demandait : à la mort d’Annie, il avait perdu tout ce qu’il y avait de bon en lui. Il n’aimait pas se dire cela, mais la vérité était peut-être là.
Il fut surpris de constater qu’il avait les larmes aux yeux. Il les essuya en silence, se félicitant que personne n’ait pu le voir ainsi.
Il se laissa aller à ses pensées et se retira en lui-même. Ses rêves l’emportèrent, et il s’assoupit.
Il s’éveilla de bonne heure, alors que le jour n’était encore qu’une rougeur diffuse sur l’horizon des collines embrumées. Ses compagnons étaient eux aussi éveillés ; ils s’étiraient pour faire disparaître les crampes dues au froid et à l’humidité, et bâillaient en signe de protestation contre la courte durée de la nuit. La pluie avait cessé, remplacée par les gouttes qui tombaient des feuilles des arbres. Ben sortit de la tente et s’avança dans le demi-jour jusqu’à un filet d’eau qui coulait en cascade sur les rochers, au milieu d’un épais fourré. Il se penchait pour boire dans ses mains lorsqu’il aperçut deux museaux de furet qui perçaient dans les branchages. Il bondit en arrière, un juron sur les lèvres.
— Noble Seigneur, dit une voix.
— Puissant Seigneur, dit une autre.
Fillip et Sott. Ben se ressaisit et maîtrisa à grand-peine son désir de les étrangler sur place. Il attendit patiemment qu’ils sortent de leur cachette. Les lutins mutins étaient tout crottés par la pluie et leurs vêtements étaient déchirés. Ils avaient l’air encore plus sales que d’habitude, ce qui paraissait pourtant difficile. Ils s’avancèrent en se dandinant, les yeux levés sur Ben.
— Nous avons eu quelques difficultés à échapper aux trolls de roche, Sire, expliqua Fillip.
— Ils nous ont pourchassés jusqu’à la nuit, et ensuite nous ne retrouvions plus votre trace, ajouta Sott.
— Nous redoutions que vous n’ayez été repris.
— Nous craignions que vous n’ayez pu vous évader.
— Mais nous avons retrouvé votre piste et vous avons suivi.
— Nous avons la vue basse, mais l’odorat très fin.
Ben secoua la tête, désemparé.
— Mais quel besoin aviez-vous de me retrouver ? demanda-t-il en s’agenouillant pour être à leur hauteur. Pourquoi ne pas retourner chez vous avec vos frères ?
— Oh non, Sire !
— Jamais de la vie !
— Nous avons promis de vous servir si vous nous aidiez à libérer notre peuple.
— Nous avons donné notre parole.
— Vous avez tenu votre engagement, Sire.
— Et maintenant c’est notre tour.
Ben n’y croyait pas. La dernière chose qu’il attendait de la part de ces deux personnages était la loyauté. C’était aussi la dernière chose dont il avait besoin. Fillip et Sott étaient plus une source d’ennuis qu’une aide précieuse.
Il fut sur le point de le leur dire, mais lut dans leurs petits yeux de taupe une détermination de fer. Il se rappela que les lutins mutins avaient été les premiers à venir lui prêter serment, alors que tous ses autres sujets refusaient. Il lui parut injuste de les renvoyer alors qu’ils étaient si désireux de l’aider.
Il se redressa lentement sans les quitter des yeux.
— Nous allons au Gouffre Noir, annonça-t-il. Je veux aller parler à Nocturna.
Fillip et Sott échangèrent un regard et hochèrent la tête.
— Dans ce cas, nous pourrons vous prêter assistance, Sire.
— Oui, nous le pourrons.
— Nous sommes déjà allés au Gouffre en de nombreuses occasions.
— Nous en connaissons bien les moindres recoins.
— Comment, c’est vrai ? demanda Ben, sidéré.
— Oui, Sire.
— La sorcière ne fait guère attention à des créatures telles que nous.
— Elle ne nous voit même pas.
— Nous vous guiderons et vous ne courrez aucun danger, Sire.
— Puis nous vous montrerons la sortie.
Ben tendit la main.
— Topez là, mes amis !
Les lutins sourirent de toutes leurs dents et serrèrent tour à tour la main de Ben entre leurs pattes crasseuses.
— Une question, dit Ben. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour vous montrer ? Depuis combien de temps étiez-vous cachés là dans les buissons.
— Depuis hier soir, Sire.
— Nous avions peur du chien…
Ben les emmena au camp et annonça que les lutins les accompagneraient jusqu’au Gouffre Noir. Abernathy, scandalisé, ne se priva pas d’exprimer son opinion en termes clairs. Les kobolds leur sifflèrent au visage, et même Salica paraissait peu convaincue. Mais Ben resta ferme. Les lutins mutin viendraient avec eux.
— Ils reprirent la route peu après le lever du soleil. Après un petit déjeuner composé de Bonnies Blues, Questor fit disparaître la tente dans un éclair de lumière et un nuage de fumée (ce qui terrifia les lutins), et ils partirent enfin. Guidés par Ciboule, ils marchèrent vers le sud, puis l’ouest, selon un itinéraire qui les conduisit d’abord aux frontières du pays des collines, puis vers les forêts et les lacs qui bordent Vertemotte. Ils furent pris dans de nombreuses averses, et souvent le brouillard était si épais qu’il formait un rideau de vapeur froide. La vallée était bouchée par les nuages et par un curieux voile bleuâtre qui se mêlait à la cime des arbres et aux lointaines montagnes sombres. Ben fut stupéfait de constater que des fleurs s’ouvraient sous l’averse. Elles étaient de couleur pastel, fragiles, et ne tenaient que quelques minutes avant de se faner. Questor expliqua qu’elles s’appelaient – manque total d’originalité – des fleurs de pluie. Elles apparaissaient avec l’ondée, puis s’éteignaient. Jadis, elles avaient joui d’une espérance de vie de plus de douze heures, mais elles aussi étaient frappées de maladie et ne pouvaient plus vivre que quelques instants.
Les voyageurs firent une pause rapide en milieu de matinée, et s’installèrent en aval d’une source dont les berges étaient envahies de roseaux, de lys et de cyprès. La source était trouble, et rien de ce qui poussait alentour ne semblait sain. Ciboule partit en quête d’eau potable. Il pleuvait de nouveau, et les autres se groupèrent par deux ou trois sous les branches des arbres. Ben attendit un instant, puis son regard rencontra celui de Salica, et il la prit à part pour pouvoir lui parler.
— Salica, dit-il, sachant que ce qu’il avait à expliquer serait délicat, j’ai bien réfléchi, et je ne crois pas que tu devrais venir avec nous au Gouffre Noir. Je crois que tu devrais retourner chez toi à Elderew.
— Je ne veux pas retourner là-bas, Ben, répondit Salica sans baisser les yeux. Je veux rester avec toi.
— Je sais bien. Mais c’est trop dangereux.
— Ce n’est pas plus dangereux pour moi que pour toi. Tu auras peut-être encore besoin de mon aide. Je reste.
— Je vais écrire à ton père pour lui expliquer que c’est moi qui ai voulu te garder jusqu’à maintenant afin que tu n’aies pas d’ennuis avec lui. J’irai m’expliquer en personne par la suite.
— Je ne veux pas partir, Ben, répéta Salica.
La teinte verte de sa peau était assombrie par l’ombre du cyprès, et il sembla à Ben qu’elle faisait partie de l’arbre.
— Je te remercie de vouloir courir les mêmes risques que moi, reprit-il, mais il n’y a pas de raison que tu le fasses. Je ne le permettrai pas, Salica.
Elle releva un peu le visage, et ses yeux brûlèrent soudain d’un feu nouveau.
— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, Ben. C’est à moi de décider. (Elle se tut un instant, et ses yeux passaient directement à travers Ben.) Pourquoi ne pas me dire ce que tu as derrière la tête, roi de Landover ?
Il la regarda avec surprise, puis hocha lentement le menton.
— Très bien. Je ne sais pas comment dire cela. Si je pouvais te garder auprès de moi en restant honnête avec moi-même, je le ferais. Mais je ne peux pas. Je ne suis pas amoureux de toi, Salica. Il est possible que les créatures féeriques découvrent l’amour d’un simple regard, mais avec moi c’est différent. Je ne crois pas aux présages des plantes grimpantes. Je ne crois pas que toi et moi soyons faits pour nous aimer. Nous sommes faits pour être amis, mais cela ne suffit pas pour que je te laisse risquer ta vie pour moi !
Salica lui prit les mains.
— Tu ne comprends toujours pas, Ben. Je t’appartiens parce que c’est ainsi. C’est une vérité tissée dans la toile magique du royaume, et bien que tu ne le voies pas, cela arrivera. Je ressens de l’amour pour toi parce que j’aime à la façon des fées : au premier regard, et par promesse. Je ne te demande pas d’en faire autant. Mais un jour viendra où tu m’aimeras, Ben. C’est inéluctable.
— Peut-être, concéda-t-il en serrant les mains de Salica presque malgré lui, sur le point de reconnaître qu’elle avait raison. Mais je ne t’aime pas encore. Tu es la plus belle créature que j’aie jamais vue, et je te désire tant que je dois me battre contre moi-même. Mais je ne peux pas croire en ce futur que tu sembles voir si clairement. Tu ne m’appartiens pas ! Tu n’appartiens qu’à toi-même !
— Je ne suis à personne si je ne suis pas à toi, protesta-t-elle avec insistance. Aurais-tu peur de moi, Ben ? Je lis dans tes yeux une peur que je ne comprends pas.
Ben prit une profonde inspiration.
— Il y a eu quelqu’un d’autre, Salica. Quelqu’un qui était vraiment à moi, et à qui j’appartenais. Elle s’appelait Annie. C’était ma femme, et je l’aimais profondément. Elle n’était pas aussi belle que toi, mais elle était jolie, et… exceptionnelle. Elle est morte accidentellement il y a deux ans et je… je ne peux pas l’oublier, ni cesser de l’aimer, ni aimer quelqu’un d’autre.
Sa voix se brisa. Il n’avait pas cru qu’il serait si difficile de parler d’Annie, même après si longtemps.
— Tu ne m’as pas dit pourquoi tu avais peur, Ben, répéta Salica d’une voix douce mais ferme.
— Je ne sais pas pourquoi ! Je ne sais pas. Je crois que c’est parce que, à la mort d’Annie, j’ai perdu une partie de moi-même, une partie si précieuse que je ne suis pas sûr de la retrouver un jour. Parfois, j’ai l’impression que je ne ressens plus rien. J’ai l’impression de faire semblant…
Salica eut soudain les larmes aux yeux.
— Ne pleure pas, je t’en prie, lui dit-il.
Elle eut un sourire amer et répondit :
— Je pense que tu as peur de te laisser aller à m’aimer parce que je suis très différente d’elle. Tu as peur, parce que si tu m’aimais, tu la perdrais un peu. Je ne veux pas de cela. Je te veux tel que tu es, étais et seras : toi tout entier. Mais c’est impossible, puisque tu as peur de moi.
Il voulut lui dire qu’elle se trompait, mais se ravisa. Elle avait raison, il avait peur d’elle. Il la revit en train de danser à minuit dans la clairière de vieux sapins, de se changer en saule, de s’enraciner dans le sol sur lequel sa mère avait dansé. Elle n’était pas humaine. Comment aimer une créature si différente d’Annie ?
— Je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, Ben, mais je ne te quitterai pas, même si tu me l’ordonnais, même si tu m’en suppliais. Je t’appartiens. Ma place est auprès de toi. Je resterai, et qu’importent les risques encourus ! Je resterai, même si je dois donner ma vie pour sauver la tienne ! Ne me demande plus jamais de partir.
Elle s’éloigna rapidement. Ben la suivit du regard et sut qu’il lui obéirait.
Le petit groupe arriva au Gouffre Noir peu avant midi. La pluie avait cessé et le jour était plus clair, mais le ciel restait couvert. L’air sentait l’humidité, et il faisait plus frais.
Ben et ses compagnons s’arrêtèrent au bord du Gouffre Noir et regardèrent vers le fond. Toute la crevasse, à l’exception du bord, était envahie d’un brouillard qui se traînait sur les quelques arbres et les crêtes qui hérissaient l’obscurité comme les os d’un corps brisé. Des buissons poussaient partout sur le bord et les côtés du gouffre, ronces, fourrés, tous lugubres et chétifs. On ne voyait aucun mouvement dans le trou. Aucun son n’en montait. C’était comme une tombe ouverte qui attendait son occupant.
Ben l’examina avec méfiance. C’était un endroit bien plus terrible de près que depuis le rassurant contempleur. C’était un monstre, un abîme informe et tentaculaire, creusé à même la terre puis abandonné à la pourriture. Ben aperçut un groupe de Bonnie Blues qui poussaient près du bord. Ils étaient noircis, desséchés.
— Sire, il n’est pas trop tard pour revenir sur votre décision, conseilla Questor.
Ben secoua la tête. Sa décision était prise une fois pour toutes.
— Si on attendait demain matin ? demanda Abernathy.
— Non. Assez pris de retard. Je descends immédiatement. (Il se tourna vers ses amis et expliqua en les regardant tour à tour :) Je veux que vous m’écoutiez attentivement et sans protester. Fillip et Sott vont venir avec moi pour me servir de guides. Ils ont dit qu’ils connaissaient le Gouffre Noir. Je prendrai également l’un d’entre vous, et le reste attendra ici.
— Sire, non ! s’exclama Questor.
— Vous allez confier votre sort à ces cynophages ? gronda Abernathy.
— Vous pourriez avoir besoin de notre protection ! insista Questor.
— C’est de la folie d’y aller seul ! conclut Abernathy.
Seule Salica ne disait rien, mais son regard était si intense que Ben le sentait posé sur lui. Il leva les mains pour faire taire l’assistance.
— Assez ! J’ai dit : pas d’interruptions. Je sais ce que je fais. J’y ai bien réfléchi. Nous n’allons pas recommencer comme au Melchor. Si je ne reviens pas à l’heure dite, je veux que quelqu’un puisse venir à la rescousse.
— Il sera peut-être trop tard pour vous à ce moment-là, Sire, lâcha Abernathy.
— Vous avez dit que vous prendriez une autre personne, Sire, rappela Questor. J’imagine que vous vouliez parler de moi. Vous aurez besoin de mes pouvoirs magiques.
— C’est probable, Questor, mais uniquement si j’ai des ennuis avec Nocturna. Vous resterez ici avec Abernathy et les kobolds. Je prends Salica avec moi.
— Vous allez emmener la fille ? s’étonna Questor. Mais en quoi vous protégera-t-elle ?
— En rien. Je ne recherche pas un protecteur, mais un médiateur. Je ne veux pas que la sorcière pense que le roi de Landover a besoin de protection et c’est ce qu’elle se dirait à coup sûr si j’allais la voir entouré de vous tous. Salica est une créature féerique, comme Nocturna. Elles ont des origines communes, et à nous deux nous trouverons peut-être un moyen de rallier la sorcière à notre cause.
— Vous ne la connaissez pas, Sire ! insista Questor.
— Ça non, alors ! reprit Abernathy.
Salica s’avança et prit le bras de Ben.
— Ils ont probablement raison, Ben. Nocturna n’offrira pas son aide pour mes beaux yeux. Elle se moque tout autant des habitants de la région des lacs que de la cour de Bon Aloi. Elle ne respecte personne. Elle est très dangereuse.
Ben remarqua qu’elle ne demandait pas à rester en arrière. Elle avait déjà retiré ses bottes et son manteau, et se tenait près de lui, pieds nus, vêtue d’une culotte courte et d’une tunique sans manches.
— Je sais, répondit-il. C’est pourquoi Questor, Abernathy et les kobolds vont attendre ici. Si nous descendons tous ensemble, nous serons tous victimes du même piège éventuel. Mais si les plus forts d’entre nous restent en arrière, nos chances d’être secourus en sont grandement accrues. Vous comprenez ?
La petite assemblée grogna son assentiment.
— Je répète, avec tout le respect que je vous dois, que cette expédition est à la fois dangereuse et stupide, Sire, déclara Abernathy.
— Je respecte cette opinion, mais je suis bien décidé. Quel que soit le risque, je ne veux le partager qu’avec quelqu’un qui l’aurait couru de toute manière. Si je pouvais y aller sans faire courir de danger à quiconque, je le ferais. Malheureusement, c’est impossible.
— Personne ne vous demande de descendre chez Nocturna, souligna Questor.
— Je sais. Je ne saurais avoir de meilleurs amis que vous. Mais nous sommes au pied du mur, Questor. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour moi. Le temps passe, les choix se font plus rares. Je dois faire bouger les choses si je veux rester roi de Landover. Je suis responsable envers vous, envers le pays, envers moi-même.
Questor ne répondit pas. Ben jeta un regard à la ronde. Silence total. Il hocha la tête et prit la main de Salica. Il dut se battre contre le froid qui l’envahissait soudain.
— Prenez la tête, ordonna-t-il à Fillip et à Sott.
— Et ils commencèrent la descente.